Halloween: l’art de marier les contraires qui ne sont pas vraiment des contraires
Chaque année à la période d’Halloween, Disneyland Paris propose sur son site internet, ses affiches et ses réseaux sociaux de nouvelles manières stylistiques de formuler la même chose. On sent tous les efforts mobilisés pour offrir un maximum d’originalité avec un concept identique : mêler la peur au rire. Pour ne pas finir comme un de ces nombreux films d’épouvante mettant en scène un parc d’attractions désaffecté ou une fête foraine hantée, Disneyland Paris (et ses concurrents car les comparaisons valent le détour) joue un numéro d’équilibriste qui fonde son activité même : offrir des sensations sans trop de risques. La différence entre la saison d’Halloween et Space Mountain, c’est qu’une publicité sur Space Mountain ne détaille pas les mécanismes sécurisés des harnais et des freins, et qu’une publicité pour la saison d’Halloween montre que se faire peur, sans forcément avoir peur, c’est drôle.
Deux traditions à rapprocher
Pour Halloween, deux traditions se mélangent dans les supports publicitaires. D’abord, celle de la peur déclenchée intentionnellement pour provoquer un défoulement et braver l’inconnu de l’au-delà. Cette tradition cathartique de la « purge » liée à la provocation salvatrice du mal se retrouve dans de nombreux récits folkloriques et des productions comme American Nightmare. Deuxièmement, Halloween doit être un divertissement en apportant l’esprit positif de la fête que le succès de Coco a facilité en important les traditions colorées de la fête des morts en Amérique centrale.
C’est ainsi qu’on peut s’amuser à imaginer les concepteurs-rédacteurs à bout de souffle en train de marier les contraires, comme je le disais déjà l’année dernière. La vidéo Youtube de présentation du Festival Halloween Disney (à voir ici) et la page internet qui lui est dédiée (à voir ici) nous promettent ainsi que nous allons « méchamment aimer faire la fête ». Le premier niveau d’interprétation de mariage des contraires est moral : associer un terme lié au mal et un autre associé au bien. Les productions des studios Disney développent plus ou moins la complexité de ces liens de manière manichéenne (un bon et un méchant) ou en demi-teintes (les erreurs commises par des bonnes intentions, la méchanceté provoquée par une frustration ou une blessure ancienne, etc.). Je conseille à ce sujet le petit livre distrayant de Marianne Chaillan sur la philosophie Disney (Ils vécurent philosophes et firent beaucoup d’heureux).
C’est terrible ! = C’est génial !
Il existe un niveau d’interprétation plus subtil qui est celui du jeu lexical. On remarquera en lisant les descriptions du Festival Halloween Disney que la langue française détourne finalement beaucoup le vocabulaire de la peur pour l’intégrer à une expérience positive (Ah…Les Fleurs du mal!) : « monstrueusement festif », « frissonner de plaisir », « belles frayeurs », « rythmes endiablés ». Les images de l’enfer de la pop culture sont en effet aussi attractives que celles du paradis monotone. Balzac disait d’ailleurs sur un de ses romans qu’il aimerait mieux se faire tuer par l’héroïne trop libérée plutôt que de mourir vieux avec l’autre héroïne bien trop sage. Quand on y pense, mêler enfer et plaisir est un imaginaire qui a déjà un lourd bagage et de nombreuses références. Disneyland joue même avec le feu en commençant le paragraphe sur la cavalcade d’Halloween avec une référence à la possession, puis termine le même paragraphe avec de l’émerveillement. Le prince Eric ne s’est-il pas fait lui-même ensorceler par une sorcière travestie en brune fatale ? La femme fatale, à ce sujet, est encore un paradoxe mélangeant poison et bonheur.
Folie et divertissement
Enfin, la troisième remarque qu’on peut faire sur les contraires traite du vocabulaire de la folie. En français, encore une fois, la folie est aussi fréquemment utilisée pour caractériser des expériences d’immersion et de perte de contrôle, donc bien adaptées aux parcs à thème. Le Festival Halloween Disney se dit « méchamment déjantée », on parle de « rythme fou », de « malicieux Mickey ». Toutes ces expressions qui font référence à une santé mentale dégradée sont, dans le langage courant, porteuses de valeurs positives, comme le fameux « grain de folie » que nous sommes tous obligés d’avoir en entretien d’embauche sans qu’on nous dise vraiment pourquoi, alors que les films sur les hôpitaux psychiatriques ne manquent pas les soirs d’Halloween. En somme, la folie est synonyme de différence par rapport au quotidien : il faut parfois « craquer », « exploser », « péter un câble », dans la psychologie morale actuelle, mais sans paraître bipolaire (le même problème que Disneyland Paris, en fait !).
Par exemple, l’adjectif « malicieux » pour qualifier Mickey est intéressant : souvenons-nous qu’on fête les 90 ans de la petite souris et qu’à ses débuts, Mickey était voleur, moqueur, tendancieux, voire obscène. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre qu’il deviendra la souris « classe moyenne » pour plaire aux familles américaines dites mainstream (voir sur ce sujet le livre Walt Disney et nous: plaidoyer pour un mal-aimé de Bertrand Mary). Quand on parle d’un enfant en disant qu’il est malicieux, c’est gentiment avouer qu’il commet des actes pas très avouables, comme dire d’une fille qu’elle est une « petite chipie ». Convoquer les forces obscures dans un cadre sécurisé, bienveillant, dont on sait qu’il ne durera pas (que ce soit un enfant ou la population d’un parc d’attractions) diffuse l’idée que cela ne peut pas faire de mal. L’analyse des conditions d’accès aux parcs Disney le soir du 31 octobre serait encore riche d’enseignements sur la façon dont on peut « jouer le jeu » sans aller trop loin, pour des mesures de sécurité.
Manière de faire la fête, monde autonome, monde en métamorphose
Le paragraphe précédent donne déjà des indices sur la manière de faire la fête à Halloween. Le laisser-aller est construit, préparé, prévisible et désirable. La vidéo Youtube et l’ordre des paragraphes sur le site internet, hasard ou non, présentent dans le même ordre les caractéristiques de la fête lors du Festival Halloween Disney :
- un décor coloré et une ambiance festive : lands décorés, fantômes, citrouilles, etc.,
- des parades & spectacles : chars et danses,
- des personnages davantage présents et originaux : attitudes face à la caméra et rencontres.
Le Festival Halloween décline donc trois éléments essentiels de la fête : un cadre spatio-temporel (lieu fermé, dates définies), des animations où se concentrent le regard pour rassembler les spectateurs autour d’un même objectif, et un aspect social par les rencontres symbolisés par les déambulations des personnages Disney.
Seulement, une chose est surprenante : où est ce public festoyant ? On dirait sur les supports promotionnels que Disneyland Paris fait la fête plutôt tout seul. La division des festivités par publics visés sur la page de la soirée du 31 octobre aurait pu être l’endroit de représenter la fête en action, mais on n’en a que le cadre et les figurants… Pas de visiteurs à part le garçon de dos qui voit en Pluto son double sur la photo illustrant les rencontres. Malgré les impératifs et les invitations constantes à se rendre à Disneyland, seul existe, à l’image de ce petit garçon, la personne derrière son écran qui se projette, et les décors qui sont l’objet de son désir. Disneyland Paris se montre donc comme un endroit vide à remplir et à s’approprier par ses propres histoires, comme a pu le dire Thibault Clément (Plus vrais que nature: les parcs Disney). C’est justement l’objet de la fin de cet article, consacrée au sens même des saisons à Disneyland Paris. L’esthétique des affiches du Festival Halloween Disney confirme cette idée : elles montrent des méchants Disney pris dans une foule floue, ce qui donne l’impression d’être face à une photographie prise par un visiteur dans le feu d’une fête qui bat son plein.
En bref…
Le sens des saisons spéciales de Disneyland Paris est ainsi éclairé. Les termes « ensorceler », « envahir » et « posséder », le fait que les personnages classiques sont déguisés et font la fête avec les méchants qui « s’invitent » font de Disneyland un monde déjà là, déjà implanté, déjà installé et qui se transforme au fil des saisons en toute autonomie, avec ses propres références, ses invités qui viennent de l’intérieur, ses habitants qui changent de « look » : c’est ce qu’Alan Bryman appelle l’« auto-thématisation ». Souvenons-nous par exemple des publicités du Festival de la Nouvelle Génération, où les personnages récents des studios Disney « envahissaient » également la population des contes traditionnels en débarquant en parachute dans le parc.
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Comme j’ai pu le voir dans une publicité (voir ici), cette prise d’indépendance de Disneyland dans les saisons traditionnelles, c’est plutôt Noël qui nous souhaite un Joyeux Mickey au lieu de l’inverse, et, par analogie, Halloween qui nous souhaite de Bons Méchants Disney !
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Le deuxième enseignement à tirer sur ces saisons qui se multiplient jusqu’à se dérouler parfois en même temps, c’est l’ambition de Disneyland Paris de créer des fêtes, une effervescence perpétuelle, et pas seulement des spectacles : les 25 ans de l’automne à l’été intégrés à tous les événements, l’anniversaire de Mickey et Halloween célébrés en même temps, le festival de jazz aux Walt Disney Studios, la tentative de spectacle collaboratif avec le Festival Pirates & princesses et les éditions de concerts de musique techno devant le Hollywood Tower Hotel en sont des exemples « théoriques », mais qui semblent se confronter plus ou moins bien aux persistances des pratiques.