Les classiques Disney sont autant connus pour leurs intrigues que pour leurs chansons entêtantes. Les moments chantés s’imbriquent si bien dans l’histoire qu’on ne les remarque parfois même pas. D’autres chansons deviennent des phénomènes mondiaux en soi, comme le célèbre « Libérée, délivrée » de La Reine des Neiges. Je me souviens que, petit, ce qui m’émouvait le plus dans les chansons Disney, c’était le final propulsé par une intensité progressive, du début calme jusqu’à l’apogée entraînée par tout l’orchestre et les voix de chœur. La Belle au Bois Dormant, Cendrillon, La Belle et la Bête, La Petite Sirène…tous les contes de fées revisités par Disney ont droit à leur final festif triomphal au son des violons et des trompettes. Quand on y regarde de plus près, les célébrations n’arrivent pas qu’à la fin : elles ont lieu aussi parfois au début ou au milieu, mais elles ne sont alors que des embryons, des avant-goûts, des simulations. La fête va jusqu’à structurer l’intrigue en intervenant à des moments clés.
Fêtes ratées versus fêtes triomphales : exorciser le mal
Nous évoquions les scènes finales en fanfare. Ces dernières sont d’autant plus jouissives que, fréquemment chez Disney, elles arrivent en contrepoint d’une fête précédente ratée ou avortée.
Dans La Belle au Bois Dormant, nous observons un triptyque : le baptême d’Aurore, son anniversaire lié à son entrée dans le monde en tant que femme et l’annonce supposée de son mariage. Le bal final, fruit d’une conjonction temporelle et spatiale opportune, est la réunion réussie de Philippe et Aurore qui, du début à la fin, se cherchent sans se trouver. Le mauvais sort jeté lors du baptême est rompu. La fée Flora prononce alors une phrase en mise en abyme : « j’aime les histoires qui finissent bien ». Elle assume ce qui se passe comme un récit en train de se clôturer, comme le confirme le livre qui se ferme sur les deux amoureux quelques instants plus tard. Le combat de magie entre les deux fées pour décider de la couleur de la robe remplit l’air de légèreté après un usage dramatique et vital de la magie lors du combat contre Maléfique qui vient de se terminer. La fête finale, par un système d’échos inversés, efface les traumatismes du passé. Les freudiens diraient qu’il faut revivre la scène originelle pour en oublier le choc traumatique : dans La Belle au Bois Dormant, la valse finale se tient dans la même salle et dans la même disposition (parents sur leurs trônes, Aurore au centre de l’attention, même public figé) que le baptême maudit du début.
Cendrillon présente le même type de contrepoint. Le semi-échec du bal des prétendantes est réparé par le mariage final. Tout ce qui rend la première rencontre défaillante se voit rompu dans la scène de fin. En effet, lors du bal de la première rencontre avec le prince, Cendrillon n’est qu’une princesse intérimaire, appelée à redevenir souillon après les douze coups de minuit. Elle est contrainte de cacher son identité, de ne vivre que des instants vaporeux et oniriques avec le prince : valse, regards, promenade silencieuse loin des regards. Dans la version live-action de 2015, cette mascarade est accentuée par le fait que le prince reste dans le mensonge en prenant Cendrillon pour une personne qu’elle n’est pas, alors que Cendrillon découvre qui il est vraiment. Lors du mariage, au contraire, la robe et le carrosse sont peut-être moins étincelants mais ils sont réels. Le micro-événement qui confirme notre hypothèse de l’effacement traumatique est la perte de la chaussure dans l’escalier tout à la fin du film. La scène est rendue comique par le roi attendri qui ramasse la chaussure (de manière grivoise, se transforme-t-il lui aussi en prétendant de Cendrillon dont il reçoit d’ailleurs un baiser ?). Cet écho joyeux, léger, gratuit et sans enjeu s’oppose par la forme à l’ambiance oppressante de la scène du bal où les coups de cloche qui s’accélèrent forcent Cendrillon à s’enfuir, poursuivie par une garde royale ressemblant à une horde de dobermans.
Dans La Belle et la Bête, le même principe préside. Lors de la célèbre danse dans la salle de bal du château, le couple est seul, dans une intimité que n’osent même pas briser les serviteurs cachés dans un coin. Cette rencontre qui fait naître un peu plus l’amour entre Belle et la Bête est cependant ternie par la mauvaise nouvelle de la fin de la soirée : où on attend une déclaration, c’est au contraire une séparation qui survient. La Bête autorise Belle à rejoindre son père malade. Ce semi-échec est largement réparé par la scène de bal finale : tout le monde est réuni et à nouveau humain. Le couple porte les mêmes vêtements et, cette fois, ils révèlent leur amour au grand jour, dans une lumière aveuglante, et non le soir, comme dans la scène de la valse à deux. C’est le symbole de la rupture de la malédiction. La version de 2017 ajoute une scène de fête au début pour mettre davantage en lumière cette progression qui part de la débauche à la sagesse retrouvée.
Dans La Petite Sirène, nous observons un intéressant effet de chiasme mettant en face à face le mariage entre Ursulla déguisée en brune fatale et le prince Eric hypnotisé par la sorcière, et le mariage final entre Arielle devenue humaine et le même prince. Dans le premier mariage, Ursulla passe de l’apparence humaine à l’apparence marine, tandis que dans le second, Arielle passe du statut de sirène au statut d’humaine. Ce chiasme a comme nœud central la crainte que l’ordre ancien resurgisse (Ursulla et Arielle de retour au monde marin) mais la mort d’Ursulla permet le triomphe d’un ordre nouveau. Cet ordre nouveau est incarné par la métamorphose d’Arielle qui symbolise la rupture du cordon ombilical acceptée par son père le roi qui l’offre au monde des humains. Comme dans les films cités ci-dessus, le lieu et les vêtements des deux mariages sont les mêmes pour exorciser le mal. Mais la légèreté humoristique du combat entre le crabe Sébastien et le cuisinier adoucit cependant la violence de la mort d’Ursulla, comme à la fin de La Belle au Bois Dormant la querelle entre les deux fées apaise les souvenirs du combat contre le dragon.
Fêtes simulées : l’expression du désir par la fête
Dans cette longue première partie, nous avons observé comment la fête pouvait se vêtir d’une fonction cathartique et guérisseuse, en faisant oublier par la répétition un souvenir de fête gâchée. Dans une logique presque similaire, la fête peut aussi être non l’effacement du passé par une copie réussie, mais la projection dans le futur d’un état désiré pour compenser un présent insatisfaisant. De nombreux commentateurs structuralistes, comme Popp, ont montré que les contes de fées reposent en effet sur une quête menée par le héros ou l’héroïne. Disney transpose l’expression de cette quête à l’image par une scène musicale festive où les héros imaginent et expriment par le chant ce qu’ils désirent le plus au monde. Nous en avons des exemples à chaque époque, les plus éloquents sont, entre autres : La Belle au Bois Dormant, La Princesse et la Grenouille, Raiponce et La Reine des Neiges.
Dans La Belle au Bois Dormant, la scène de la danse avec les animaux dans la forêt peut paraître pathétique et burlesque : qui est cette pauvre fille qui parle et danse avec des animaux ? La solitude et le désespoir des nombreuses héroïnes réduites à communiquer avec des animaux sont indéniables, mais on peut aussi y voir un certain rapport privilégié à la nature, une grande bienveillance et la force de l’espoir. Le contenu des paroles d’Aurore dans la forêt confirme cet espoir : elle simule avec ses amis poilus et plumés une rencontre amoureuse et onirique à travers une valse consciemment fausse et jouée. Point d’illusion, donc ! Aurore est touchée de la gentille attention de ses amis de vouloir lui remonter le moral. La fête révèle alors son esprit spontané voire bricolé, positif, social, solidaire, rassérénant.
Dans La Princesse et la Grenouille, la dimension onirique franchit une étape supérieure. Disney ne montre pas la simulation telle qu’elle se déroule dans son côté bricolé, touchant et maladroit mais l’état rêvé tel qu’il est imaginé par l’héroïne. La scène musicale prend alors un aspect graphique différent pour souligner qu’il s’agit du fruit de l’imagination de Tiana. Cette scène musicale en deux dimensions où Tiana imagine comment le hangar qu’elle vient d’acheter au prix de sa sueur pourrait devenir un haut lieu de la fête et de la gastronomie s’inspire sciemment de l’imaginaire que nous partageons tous sur les années folles : le champagne coule à flot, les femmes portent des cheveux courts, on mange et danse tout en même temps, l’ambiance est euphorique. L’originalité de La Princesse et la Grenouille, c’est d’être un conte de fées qui détruit en partie le conte de fées : les princesses ne sont que des bourgeoises qui croient aux princes charmants et organisent des bals masqués, alors que Tiana se bat pour obtenir ce qu’elle souhaite, en sachant que même ce qu’elle souhaite, c’est simplement un restaurant où elle pourra travailler ! Conte de fée moderne qui fait l’éloge du travail ! Ce qui rappelle le conte de fée est en fait illusion : le faux bal, la fausse princesse, le faux prince, etc.
Nous allons analyser un dernier exemple de cette projection du désir dans le futur avec la scène de l’auberge de Raiponce accompagnée de la chanson « Moi j’ai un rêve ». La fête est ici également improvisée et se charge d’images rêvées par chacun. Chaque personnage fait part de son rêve le plus cher, ce qui transforme toutes les brutes en créatures tendres et sensibles. Cette célébration de l’immatériel rappelle l’importance du lien humain et du caractère vital du rêve dont Disney se fait le chantre depuis que les studios produisent des dessins animés à long métrage. La scène incarne le dicton qui dit que « la musique adoucit les mœurs ». Ce qui est aussi remarquable, c’est que Raiponce ne souhaite pas un objet ou un métier : elle rêve d’assister à la fête des lumières, c’est-à-dire un moment social et festif, un rassemblement humain où la ville se pare de mille feux…publicité sous-jacente pour légitimer le désir des enfants de se rendre dans le royaume magique de Mickey ?
De la fête à l’enfer : ruptures dramatiques dans le récit
La fête permet donc d’exprimer un désir par sa simulation. C’est d’ailleurs le sens de nombreuses célébrations laïques : on essaie de passer un réveillon du nouvel an à la hauteur de l’année qu’on espère passer, par exemple. Mikhaïl Bakhtine ne dit pas moins sur le sens du carnaval au Moyen-Âge ou la libération folle d’énergie après le carême chrétien (voir L’œuvre de François Rabelais ou la culture populaire au Moyen-Âge et sous la Renaissance). Bakhtine dit aussi que la fête est une rupture avec le passé et l’annonce d’un renouveau, d’une nouvelle ère. Le cinéma et la littérature n’ont pas attendu pour sentir le filon : quoi de plus dramatique, quoi de plus intense qu’une scène de fête qui tourne mal ou qu’un scandale étalé en place publique en pleine réception ? Les films et romans regorgent de scènes à l’Opéra, de verres jetés à la figure en plein bal, j’en passe. Disney ne fait pas exception : la fête est un motif important utilisé pour annoncer un retournement, un soubresaut, une révélation ou un coup de théâtre.
La scène du concert au début de La Petite Sirène est emblématique, mais on pourrait aussi citer le baptême ruiné de La Belle au Bois Dormant, d’autant plus percutant que la tragédie survient après l’euphorie. La sirène Arielle refuse les mondanités de son rang de princesse. Plutôt que d’effectuer son entrée dans le monde en apparaissant au spectacle dans un décor d’opéra aquatique, Arielle préfère s’aventurer dans les épaves. L’humiliation pour le roi Triton est à la hauteur de la colère qui le gagne. Le refus des conventions pose dès le début du film le caractère d’Arielle, et de manière originale : on connaît Arielle d’abord par son absence, parce qu’on ne la voit pas !
C’est dans le même esprit de scandale que se déroule le couronnement de La Reine des Neiges. Annoncé comme triomphal par la chanson « Le Renouveau » d’Anna, il n’en est que plus triste et foudroyant au moment de la fuite d’Elsa qui ne peut assumer son rôle à cause de ses pouvoirs trop contraignants et dangereux. Le retournement s’effectue aux yeux de tous. La figure centrale et désirable devient en un instant une ostracisée, comme dans les tragédies classiques où une figure royale peut du début à la fin passer de la lumière aux enfers.
Lors de la fête des lanternes dans Raiponce, on assiste à une scène typique de fête qui tourne mal et qui aboutit à une révélation de soi. Le souhait de Raiponce d’assister à cette fête depuis longtemps prend tout son sens. La fête est le moment d’une rencontre entre une intuition et un destin. La chanson qu’entonne Raiponce dans la barque le soir du lancer de lanternes évoque « la brume qui se lève » et un éblouissement. Toute la chanson est à comprendre dans un double sens, d’abord littéral avec la présence effective de lanternes lumineuses, et ensuite symbolique puisque la lumière est parfois utilisée au sens de savoir, de connaissance, de révélation. C’est pendant la fête que Raiponce reçoit les premiers pressentiments et c’est là qu’elle s’épanouit pleinement en entraînant toute la place du village dans la danse.
Dans le même registre identitaire, on peut penser à la parade du carnaval à la fin de La Princesse et la Grenouille. Mikhaïl Bakhtine définit le carnaval comme un moment où tous les rôles d’inversent : les fous peuvent devenir roi, la débauche s’invite dans les églises. Dans La Princesse et la Grenouille, le carnaval est le moment où les masques tombent, où les identités se révèlent enfin face au mensonge. C’est donc un retournement par rapport au sens originel du carnaval. C’est un questionnement sur l’identité : à partir de quand sommes-nous faux ou nous-mêmes ? Comme d’habitude, Disney tranche en nous rappelant que l’amour nous fait toujours prendre les bonnes décisions : c’est là la véritable quête de Tiana, et non son restaurant qui passe donc au second plan. De même, dans Le Bossu de Notre-Dame, la fête des fous révèle les identités cruelles des uns et les caractères bienveillants des autres, en voulant montrer que personne n’est qui on croit.
Ce parfum de scandale où les héros sont appelés à éloigner les forces du mal en public rappelle le ressort dramatique hérité du romantisme : les destins individuels des héros croisent l’intérêt du peuple. Mais faut-il vraiment une foule pour faire la fête ? Oui, si c’est pour montrer qu’on fait la fête, comme dans La Belle au Bois Dormant, où le public est muet et figé dans un cadre de fond immobile. De même, de nombreux classiques Disney qui se terminent sur une célébration collective montrent en tout dernier plan les deux amoureux isolés : Philippe et Aurore sur un petit nuage, Cendrillon et son prince à travers la fenêtre du carrosse, le vitrail représentant la Belle et la Bête ne montrant les personnages secondaires qu’à l’arrière-plan, par exemple. Le public est un faire-valoir.
En conclusion, les fêtes intermédiaires sont souvent des embryons de la fête finale à venir ou des ruptures dramatiques. Les fêtes finales sont quant à elles des revanches sur l’échec précédent. La fête est aussi le moyen d’expression d’un souhait ou d’un rêve, de simuler un état rêvé, de jouer à être quelqu’un. C’est peut-être le cas qui nous représente le plus lorsque nous visitons un parc Disney, surtout en ce moment, à Halloween : nous jouons à une fête présumée, réglée sur mesure : en sommes-nous les acteurs ou les faire-valoir ?